Katleen Vermeir

Cadavres Exquis
Brusselle, Part : 1
Un film de Katleen Vermeir



Dans leur volonté préexistante de composition en personnage, les
dessins obéissant à la technique du Cadavre exquis ont, par
définition, pour effet de porter l'anthropomorphisme à son comble et
d'accentuer prodigieusement la vie de relation qui unit le monde
extérieur et le monde intérieur. Ils sont la négation éperdue de la
dérisoire activité d'imitation des aspects physiques, à quoi il est
encore une grande partie - et la plus contestable - de l'art
contemporain pour demeurer anachroniquement assujettie. Puissent, à
son grand arroi, lui être opposés quelques salutaires préceptes
d'indocilité qui s'en voudraient d'exclure tout humour et le convient
à un sens moins larvaire de ses moyens.
André Breton (Le surréalisme et la peinture,
Nouvelle édition revue et corrigée, 1928-1965, Paris, Gallimard, 1965)




Contexte
Invitée en 2003 à exposer chez UTIL, l'artiste bruxelloise Katleen Vermeir proposait aux visiteurs de nourrir de leurs souvenirs une carte de Bruxelles reportée au sol. De ces nombreuses inscriptions à la craie grasse se constituait une cartographie colorée, improbable et multiple tandis qu'était projeté le film "The History of New-York (from the beginning of the world to the present)" : un film dans lequel le territoire new-yorkais se voyait parcouru à pied et marqué à la craie par une série d'inscriptions factuelles ou poétiques, proposant des recompositions spatio-temporelles insoupçonnées.

Cadavre Exquis
Pour Vermeir, proposer l'établissement d'une psycho-géographie aléatoire et collective à UTIL avait alors pour objectif de faire surgir des pistes de travail pour le tournage d'une série de films sur Bruxelles. "Cadavre Exquis" est la première réalisation dans cette série. Comment raconter une ville qui chaque jour propose à chacun d'entre nous des expériences intimes qui entrent en résonance avec d'autres histoires : faits historiques, vécus personnels, projets d'aménagements urbains, projections imaginaires,... A l'image de son titre, "Cadavre exquis" (1 ) est un film hybride où Bruxelles est à la fois documenté et fictionnelle au travers du cinéma. Plutôt qu'une approche historique rigoureuse et exhaustive, ce qui est ici privilégié est une histoire où sujet (le cinéma dans la ville à travers Pierre Querut) et objet (le film en cours de tournage) s'entremêlent jusqu'à aboutir à une combinaison indémaillable, métaphore d'une ville potentielle .
Le héros de cette histoire, Pierre Querut, n'est autre que le propriétaire de l'appartement que l'artiste occupe à Saint-Josse, à deux pas du Botanique et de la Cité Administrative. Ex-réalisateur, distributeur et producteur de cinéma, Querut connaît le quartier comme sa poche. Car beaucoup l'ont oublié, cet endroit vécu son heure de gloire entre les années 60 et 70 lorsque tout le cinéma belge et étranger y avait établi ses quartiers : Pathé, Warner, MGM,... mais aussi "General Films" , la petite société de Querut dont l'essentiel des productions à faible budget était tournée dans sa maison.
Querut est notre guide, il nous entraîne d'abord, pensons-nous, dans une redécouverte du patrimoine immobilier lié à l'histoire du cinéma dans la capitale. Mais parsemant ses actions -des marquages à la craie devant les lieux mis en exergue- de commentaires libres, son statut glisse progressivement. De guide-historien nostalgique de la petite histoire du cinéma, il se fait tour à tour technicien, critique, allant jusqu'à intervenir dans la façon dont Vermeir le filme. Habitué à une époque à jouer les as de la débrouille professionnelle, il endosse tous les rôles. Très vite il tente de contrôler son face à la caméra. Comment sera t'il vu? Qu'est ce que l'artiste conservera� de toute cette matière qu'elle accumule sur lui ? Peut-être prend-t'il conscience qu'il est aussi un acteur de cette histoire. Peut-être pas celle du cinéma à laquelle il espérait tant appartenir mais bien à celle de Vermeir qui fait de lui peut-être la seule chose à laquelle il avait jusque-là renoncé : celle d'être le héros d'un film d'auteur.

Libérer l'activité métaphorique
De nombreux extraits de films réalisés ou produits par Querut viennent court-circuiter le récit, offrant autant de passerelles entre intérieur et extérieur, entre passé et présent. Lieu de vie de l'artiste et du propriétaire, ancien siège de la maison de production et plateau de tournages de "film légers", la maison est aussi un cadre à part entière. Son architecture, les agencements de décor, les accessoires de tournage sont commentés par Querut. L'appartement de l'artiste elle-même semble habitué par les fantômes d'un film à frissons produit par Querut.
Une fois dehors, Querut n'est pas moins intarissable. Dans une séquence particulièrement riche, on passe d'un Querut assis dans un taxi à Bruxelles en 2004, occupé à disserter sur ce que pourrait devenir le film entrain de se tourner, à une séquence de son "Europa City". Fiction du début des années septante où le héros (Querut ici acteur de son propre film) visite les attractions touristiques d'une seule et même ville qui réunirait la Tour de Pise, la Grand-Place de Bruxelles, Tower Bridge, le Collisée, la tour Eiffel, etc... Resitué dans le contexte actuel, Bruxelles -siège d'une Europe élargie- dont le patrimoine et la vie des habitants n'ont jamais été une priorité, ce film maladroit et daté prend alors une portée inattendue. Ici se dessine plus nettement la tentative de Vermeir de produire un contre-champ à ce phantasme de ville-europe symbolisée par ses attractions touristiques monumentales. A l'opposé de cette dysneyfication, sorte de Mini-Europe avant l'heure, Vermeir montre une ville où le cinéma d'antan a vécu des destins divers. D'une part, le commerce a reconverti les salles de cinémas en palaces de la chaussure et d'autre part et de façon plus heureuse, des populations d'origine étrangère ont investi les anciennes maisons de productions et autres labos de développement.
A la ville battie et ponctuée de gestes architecturaux du Querut d'antan, Vermeir répond par une ville vécue, somme des gestes et souvenirs de ses usagers. De toute évidence, pour Vermeir, la ville est autant, sinon plus subjective et potentielle que physique.

Vincent Meessen , 2004



(1) Cadavre Exquis : jeu de papier plié� qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu'aucune d'elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. L'exemple, devenue classique, qui a donné son nom au jeu, tient dans la première phrase� obtenue de cette manière : Le cadavre-exquis-boira-le-vin-nouveau. (Dictionnaire abrégé du surréalisme)

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